[[Le parc|3]] commence à peine à s’éveiller; le vieil homme s’avance entre les étangs et les chênes massifs. Les rayons de soleil pâles et craintifs s’étirent sur ses mains ridées qui enserrent [[un vieux livre|2]], écorné, abimé. Le vieil homme trouve un banc dégagé, en plein soleil : exactement comme il les aime. Il s’y installe et soupire. Il peut entamer [[son rituel|4]].
Le livre est abimé, les coins sont pliés. Un bout de ruban adhésif tente vainement de contenir la déchirure de la page de garde, des commentaires à moitié effacés jonchent les marges. Le lecteur se surprend à sourire. Ce livre a été trimballé, agrippé, échangé. Il a du vécu. Ce ne sont pas des traces d'usures; ce sont des traces d'affection. (colour: white)[De son affection. ]
Ça faisait un moment que le livre lui faisait de l'œil, intercalé dans sa [[bibliothèque|15]] entre deux ouvrages techniques. Il avait enfin eu la motivation de le déloger.
Oui. Ce livre est parfait pour [[le rituel|4]].
Les pelouses vertes s'étirent, les étangs foisonnent de vie, les canards caquètent. Le vieil homme le connait presque par coeur, ce parc, après toutes ces années. Il pourrait se lasser [[des mêmes promeneurs|5]], des mêmes étangs, des mêmes bancs, mais... ils laissent échapper de fugaces effluves de familiarité. À peine perceptibles. D'invisibles secrets.(colour: white)[Et... il s'y promenait souvent, avant. Avec elle. Ça fait remonter des souvenirs.]
Il choisit une page, au hasard, dans le vieux livre et en déchire le coin supérieur, en prenant garde à ne pas altérer le texte. Il se lève lentement, et pose délicatement [[le bout de papier|10]] derrière le banc, sur la pelouse. Il retourne s'assoir, et [[entame sa lecture|9]].
Le jeune homme qui s'entraine pour le marathon ne devrait plus tarder. Il passe toujours après les deux mères qui jacassent par-dessus leurs poussettes. Le flâneur n'est pas venu, hier. En espérant qu'il ne lui soit rien arrivé... Le vieil homme songe qu'il ne pourrait pas savoir, s'il lui arrivait quelque chose. Il n'a échangé avec lui que des regards appuyés, quelques sourires, des esquisses de reconnaissances. [[Une présence, un appui|6]]. L'impression d'exister, pour quelqu'un d'autre. (colour: white)[À défaut d'exister pour elle. À défaut de pouvoir l'aider à grandir.]
Son vieux livre lui semble soudainement plus lourd. Pesant. Il s'y sent enchaîné, alourdi par son poids. Son dos devient aussi friable que les pages jaunies. Il tend son regard vers le ciel d'un bleu éclatant, et se demande à quoi tout cela rime. Il se demande s'il devrait continuer.
Il n'a jamais aimé lire. De toute façon. Lui, il aimait l'actualité. Le sport. Les téléromans, même. Il trouvait sa dose de fiction dans ses moments de repos, où il pouvait reposer ses réflexions. Il n'avait jamais eu besoin de se forcer pour être à l'heure, lorsque son feuilleton radio jouait. Mais les livres, les livres?(colour: white)[Les livres, c'était son domaine, à elle. C'est elle qui, depuis son enfance, en ramenait toujours à la maison.]
Il se demande s'il devrait [[s'acharner|2]] ou [[retourner chez lui|8]].
L'histoire l'ébranle, le prend au cœur. Il s'arrête un instant, profite du doux soleil. Une mère et sa fille s'approchent, demandent à partager le banc. Il accepte, se laisse un peu distraire de sa lecture. Il laisse l'arbre dans son état, regarde l'enfant courir dans l'herbe.
Soudain, elle se redresse, regarde fixement le cerisier. De ses petites jambes, elle se propulse vers l'arbre. Elle le touche de ses petits poings.
L'arbre se déploie sous le contact de l'enfant. Les bourgeons explosent, les fleurs tombent en pluie.
Le vieil homme regarde avec surprise son livre. Il est pourtant loin d'être arrivé à la fin...
La petite fille gazouille de ravissement. Elle saisit un pétale, et vient le porter au vieil homme. Ce dernier le prend, sous le regard émerveillé de l'enfant. La mère sourit, et dit à sa fille qu'il est temps de partir, de laisser le monsieur tranquille.
L'enfant s'éloigne.
Le vieil homme ne finira pas son livre. Pas aujourd'hui. Peut-être [[la prochaine fois|1]]
(colour: white)[Elle avait son sourire, à son âge.
Derrière lui, l'arbre frissonne sous la brise.]
Ça ne fonctionnera pas aujourd'hui. Il se sent dans ses os trop fragiles, le soleil trop fort, l'humidité trop prenante. (colour: white)[Et dans ses blessures trop profondes.]
Il reviendra demain. Après-demain, surement. Et encore. [[la prochaine fois|1]], il parviendra peut-être à entamer son livre...
Il sait qu'il ne pourra pas se soustraire à son acharnement. Même s'il ne parvient jamais à ouvrir ce foutu livre, il recommencera, [[encore|1]], et [[encore|1]]. Il s'est donné ce dernier défi. Parfois, il passe le mur d'angoisse qui le bloque. De justesse. Il sait qu'après, tout ira bien. Qu'il sera plongé dans l'histoire. Il se sent inadéquat. Indigne de lire.
Un simple mur à franchir.
(colour: white)[Elle, elle l'aurait aidé. Elle aurait été patiente avec son vieux père, l'aurait aidé à apprivoiser ses peurs. Aurait apprécié ses efforts. Mais les choses ce qu'elles sont.
Il réessaiera. Un jour. Pour elle.]
Au début, rien ne se produit. Ça lui prend toujours un peu de temps, avant de s’immiscer dans une histoire. Mais vers la vingtième page, il s’enfonce peu à peu dans le récit, et le livre se diffuse lentement autour de lui. Le parc s’emplit, doucement. [[De chuchotements, de parfums|13]]. [[De fantômes et d'aveugles|14]].
(colour: white)[Et elle, elle se tient doucement sur le banc, à ses côtés. Sans bouger, les yeux fermés. Un sourire étire ses fines lèvres. ]
Le morceau de papier menace un instant de s’envoler sous la brise. Le bruit des passants l'agresse, les rayons de soleil menacent de le brûler. Frêle, il frémit.
Ça demande toujours un peu de temps. Stress pénible. Les mots se brouillent, les souvenirs remontent.
Le lecteur est tenté entre [[refermer son livre|8]], ou bien [[continuer|11]].
(colour: white)[Elle aurait dit que ce n'est qu'un mauvais moment à passer.]
La lecture se fluidifie. Les mots coulent plus doucement, les images émergent dans sa tête.
Le papier semble s'ancrer dans la terre.
Une petite pousse sortit de terre, juste en dessous du morceau de papier.
Peu à peu, elle grandit, prend en confiance, [[s’étire|12]] vers les nuages. (colour: white)[Cette fois-ci, sa croissance ne sera pas interrompue. Le lecteur y veille.]
L’histoire que lit le vieil homme n’a pas une trame narrative linéaire : le récit se fragmente, mêle les points de vue. Le tronc se ramifie en plusieurs branches. L’arbre croît, suivant les émotions de l’homme : son sourire fait émerger les bourgeons, le froncement de ses sourcils renforce les nœuds. Les branches se tordent dans l’incompréhension d’une intrigue alambiquée. Les ramifications s’élancent avec vigueur lorsque le récit est fluide, coule de lui-même, elles freinent leur course folle lors des nombreuses scènes de contemplation.
Les élans poétiques forment des bourgeons, les délicieuses figures de style font [[frissonner l’arbre|7]]. Les [[racines|18]] s'enfoncent dans la terre meuble.
(colour: white)[Sa présence se fait douce. Il la sent, derrière son épaule, se déployer. Rassurante. Protectrice. Comme lui l'était pour elle.]
Les personnages tournent autour du lecteur. Le hante, apparaissent, éclat vif, à la limite de son regard. Ils chuchotent à l'oreille du lecteur, exposent leurs secrets, leurs drames, leurs trahisons. Il ne doit pas les fixer, il ne doit pas les regarder. Ils sont faits de courants d'air, de souvenirs, d'un écho d'encre. Ils sont rôdés, aussi réguliers qu'une boîte à musique. Ils rejoueront sans cesse le même passage, si on leur demande.
Ils ne parlent pas vraiment. Ils ne bougent pas vraiment. Mais ils sont là.
[[Présence.|16]]
Et ils exhalent des [[senteurs|19]] de vieux papiers. D'imprimerie. D'un cerisier en fleur.
(colour: white)[C'était son odeur. Oh, les souvenirs...]
Les paysans en guenilles se plaignent des seigneurs, sans prêter attention aux joggeurs. D’élégantes geishas profitent de l’air matinal aux côtés des mères qui font prendre l'air à leur poupon. De vaillants samurais montent une garde vigilante sans toutefois prêter attention aux adolescents qui sèchent leurs cours. Les regards dévient, s'évitent. Les deux époques se côtoient, sans se mélanger. S’ignorent mutuellement.
Les personnages d'époque manquent de constance. Un instant, ils semblent presque réels, l'instant d'après, leur présence [[s'estompe doucement|17]] sous l'effet du vent.
(colour: white)[Mais elle, elle ne varie pas. Elle se rattache au livre, à son livre. Elle a glissé une partie de son âme, entre deux pages. ]
Souvenirs fugaces, réminiscences vivides. Elles remplacent celle qui hante le vieil homme, habituellement. Les femmes n'ont plus la même silhouette. Les hommes n'ont plus le même visage. Ils se déploient, l'occupent, l'espace d'une histoire.
Et pourtant, ils ne reviendront pas, après. Ils resteront des inconnus, malgré le fait qu'ils ont révélé leurs plus intimes secrets au lecteur. Ils se feront remplacer bien assez rapidement par ses fantômes habituels. Le vieil homme ne se souviendra pas longtemps de leur existence. Déjà, elle [[s'estompe|17]].
(colour: white)[Ils l'accompagnaient partout, elle. Et en retour, elle prenait le temps de mémoriser leurs noms.]
L'histoire se déroule, les vies se croisent. Se terminent. Le vieil homme referme son livre, le pose sur le banc. Il se lève, doucement, s'éloigne.
Il laisse derrière lui les fantômes, les souvenirs. Le livre git, sur le banc réchauffé par le soleil d'été. Il trouvera de nouveaux yeux, comblera de nouveaux esprits friands d'histoire. Les livres sont faits pour circuler. D'autres le trouveront, [[y plongeront|1]]
(colour: white)[C'est ce qu'elle lui expliquait toujours, avec sa petite tête remplie de rêves d'avenirs. Quant à lui, il continuera d'expier son passé.
Un livre, un fragment, un parfum à la fois.]
L'homme se lie au livre, le livre s'attache à l'homme. Le cerisier plonge ses racines dans ses émotions, s'étale dans son intérêt, grandit, devient vigoureux. Et le vieil homme, lui... il s'abandonne. Son corps n'est plus ce qu'il était, mais son esprit reste vif. Il se nourrit de soleil. Et du livre.[[il continue sa lecture|20]]
(colour: white)[Il sait qu'il s'en sortira. Qu'il recouvrira ses blessures, à défaut de les guérir. Qu'il se recouvrira d'écorce pour protéger ses cicatrices.]
Les odeurs l'entourent, les souvenirs le submergent. Le papier, les librairies poussiéreuses, les découvertes. Les longs après-midis, passés à griller au soleil.
Des parfums de joie. D'ennui. De plénitude.
(colour: white)[Son sourire, aussi. Son sourire frais et enjoué. Son regard plongé dans des univers qu'il n'osait pas aborder.]
Il reprend [[sa lecture|17]]
Le soleil descend. L’homme entre dans la dernière partie du récit. Les fleurs se préparent, revêtent leurs plus beaux atours. Les bourgeons semblent prêts à exploser.
Les yeux fatigués de l’homme atteignent la dernière ligne, égrènent les derniers mots. Un sourire étire ses lèvres ridées.
Les fleurs s’épanouissent.(colour: white)[C'était son moment favori, lors des contes que sa mère lui racontait, le soir, pour l'endormi. Elle tapait des mains, enjouée.]
Personne n’a remarqué quoi que ce soit. Personne ne s’interrogera non plus sur la présence de ce magnifique cerisier, qui semble être enraciné à cet endroit depuis des décennies. Le lecteur cligne des yeux, un peu hagard : le rituel l’impressionne comme au premier jour. Il sourit, en songeant qu’avec la [[bibliothèque|21]] qu’il avait chez lui, il pourrait faire fleurir un désert.
Avant de partir, l’homme allonge le bras, et saisit un délicat pétale. Comme pour se convaincre de ce qu’il venait de se passer, il dépose le fragile témoin dans son livre, à la page où le coin supérieur avait été déchiré.
(colour: white)[Un de plus. Son absence avait tout desséché, mais il était bien déterminé à faire refleurir la plus aride des plaines.]
Une bibliothèque grande, vaste, imposante. Peuplée de dizaines d'univers qui ne demandent qu'à être révélés, mais qu'il a peur de ne pas avoir le temps d'explorer.
Plusieurs titres, seulement quelques-uns déjà lus;
-Un livre de romance anglaise(colour: white)[; un rosier blessant, d'un rouge éclatant.]
-Un roman du terroir, moralisateur, prévisible(colour: white)[Un érable argenté, solide, immuable.]
-Une traversée du désert initiatique(colour: white)[; une rose des sables, qui s'émiettait au moindre contact.]
-Un exemplaire d'un vieux manifeste(colour: white)[; une unique fleur de lys, fière dans la rosée du matin.]
Et finalement,
-[[Un récit féodal au Japon|2]] (colour: white)[;qui sait ce qui l'attendait?]
Une bibliothèque grande, vaste, imposante, qui trônait dans son ancienne chambre. Peuplée de dizaines d'univers qu'il a peur de ne pas avoir le temps d'explorer.Que cachent-ils?
Quelques titres déjà lus, plusieurs encore à explorer;
(colour: white)[Elle lui en avait parlé. Il l'avait vue les faire éclore.]
-Un conte pour enfants, un récit initiatique(colour: white)[une amarilys colorée]
-Un récit de voyage au cœur de la forêt amazonienne(colour: white)[; une orchidée au parfum capiteux]
-Un récit tout en intériorité, calme(colour: white)[; un saule pleureur, frissonnant au moindre courant d'air.]
-Une biographie d'un arrivant, un colon(colour: white)[; une épinette odorante.]
(colour: white)[Et finalement, le livre qu'elle avait écrit, avant l'accident. Encore un manuscrit, qu'il ne se sent pas prêt à aborder. Un jour, peut-être. Un jour. Il en naitra surement la plus belle des fleurs. ]
Lequel allait-il choisir, [[la prochaine fois?|1]]